Je n’avais qu’une idée en tête : sortir mon ami de là.
Cette soirée du 23 mai 1963 est sombre et pluvieuse : une BMW Isetta attend devant le poste frontière de la Bornholmer Straße. Son conducteur entend passer la frontière extrêmement surveillée pour se rendre de Berlin-Est à Berlin-Ouest. La colonne de voitures qui s’étire devant le poste frontière est-allemand est longue. Les automobilistes sont tendus, les soldats tout autant, leurs chiens aboient. Après plus d’une heure de patience, c’est enfin au tour de l’Isetta. La mine sévère, les gardes-frontière contrôlent les papiers, inspectent la voiture. Les minutes s’égrènent, interminables. Le jeune conducteur et, pire encore, son passager clandestin caché dans le minuscule compartiment moteur de l’Isetta, respirent au ralenti. Les voix parviennent étouffées à l’intérieur du véhicule, même si quelques millimètres de métal seulement protègent le clandestin des yeux inquisiteurs des soldats. Soudain, le capot est soulevé depuis l’extérieur et une lampe de poche éclaire le moteur. Le passager retient son souffle… s’il est découvert maintenant, sa tentative d’évasion aura échoué. S’il est pris sur le fait, c’est la prison en Allemagne de l’Est qui l’attend.
Saut dans le temps : nous sommes à Berlin en octobre 2019, trente ans après la chute du mur
Klaus-Günter Jacobi – un géant de deux mètres aux cheveux blancs en bataille – est assis à une table ronde au plateau de granit. L’homme âgé de 79 ans nous accueille dans son appartement de 30 mètres carrés du quartier berlinois de Steglitz. Le décor ? Des armoires en bois, des chaises en rotin recouvertes de peaux de mouton et une petite télévision à tube cathodique poussiéreuse. Du balcon, on aperçoit les contours du Teufelsberg, d’où les Américains écoutaient et brouillaient les signaux radio émis dans le bloc de l’Est alors aux mains de l’Union soviétique.
Klaus-Günter Jacobi aime la vue, qui lui rappelle à quel point l’histoire allemande est liée à son propre destin.
Coups de feu mortels devant le mur de Berlin
Klaus-Günter Jacobi est né en 1940 à Pankow, un arrondissement de Berlin-Est. Son père était officier, sa mère femme au foyer. Après la guerre, le parti communiste SED prend le pouvoir et détermine désormais la vie de cette famille modeste. « Nous vivions dans l’espoir que les choses s’amélioreraient », se souvient Klaus-Günter Jacobi aujourd’hui. « Mais il n’en fut rien ».
En octobre 1958, le régime supprime les coupons d’alimentation et se met à stigmatiser ceux qui critiquent le système, les accusant d’être des ennemis de l’État. Les Jacobi décident alors de faire leurs valises et de fuir. Une fois à l’Ouest, les réfugiés de la RDA vivent la suite des événements de manière plus pénible encore. La « République démocratique allemande » érige des murs de pierre hérissés de barbelés pour priver ses citoyens de leur liberté de circulation. Certains tentent de fuir en creusant des tunnels ou se servent de camions pour essayer de franchir le « mur de protection antifasciste » et de retrouver leur liberté. Durant ces années, de nombreux citoyens est-allemands échouent dans leur tentative d’évasion et disparaissent dans les geôles du régime. Les tentatives de passage du mur de Berlin se termineront funestement pour au moins 140 personnes : bon nombre d’entre elles seront abattues par les gardes-frontière de la RDA.
Contrairement à Klaus-Günter Jacobi, Manfred Koster n’a dans un premier temps pas tenté de fuir. Les deux hommes se connaissent depuis l’enfance, ils ont joué ensemble dans les rues du quartier et sont allés dans la même école. Peut-être que Manfred Koster a cru un peu plus longtemps à l’idée du socialisme ou alors son attachement à la patrie était-il plus fort. Quoi qu’il en soit, lorsque son ami Klaus-Günter Jacobi prend la fuite, il reste dans la zone occupée. Trop longtemps peut-être.
Le passage du mur de Berlin est une entreprise trop risquée
En novembre 1962, un an après la construction du mur de Berlin, Manfred Koster reçoit un ordre de marche de l’armée populaire nationale de RDA. Il est convoqué le 1er juin 1963. Pacifiste convaincu, il voit son monde s’écrouler et ne pense plus qu’à une chose : s’en aller au plus vite. Il n’en peut plus d’un pays qui espionne et oppresse son propre peuple et le prive de ses libertés.
Malheureusement, le mur de Berlin vient d’être construit et rend toute fuite quasiment impossible. L’escalader est bien trop dangereux : ceux qui sont découverts sont abattus. Il faut donc envisager une autre solution. C’est alors qu’il se souvient de son vieil ami Klaus-Günter Jacobi. Aurait-il une idée ? Mais comment le joindre de l’autre côté du mur ? Comment forger un plan à l’abri des oreilles indiscrètes du régime ?
Manfred Koster sait que la meilleure solution est de rendre visite à Klaus-Günter Jacobi en Allemagne de l’Ouest. Pour y parvenir, il fait preuve d’astuce. Son frère vivait alors déjà à Berlin-Ouest. Alors qu’il lui rend visite à Berlin-Est, Manfred lui emprunte son passeport ouest-allemand. Par chance, les deux frères se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Grâce aux papiers d’identité de son frère, Manfred Koster parvient à franchir la frontière. Il se présente à la porte de l’appartement de Klaus-Günter Jacobi par surprise. Et c’est durant cette soirée inattendue que son vieil ami a soudain l’idée qui va tout changer : il utilisera sa voiture, une BMW Isetta, pour aider son comparse de toujours à quitter l’Allemagne de l’Est.
La BMW Isetta écrit l’histoire
Comme l’existence de Klaus-Günter Jacobi, la BMW Isetta est elle aussi étroitement liée à l’histoire de l’après-guerre en Allemagne, du moins à l’Ouest (➜ La grande histoire de la petite Isetta). À une époque où seulement deux pour cent des Allemands pouvaient se permettre de posséder une voiture, cette mini-automobile lancée sur le marché en 1955, vendue 2 550 marks allemands (ou environ 1 300 euros) seulement, devenait accessible pour beaucoup. Et même si elle n’avait que 13 CV sous le capot et ne dépassait par 85 km/h, elle roulait. Et roule encore grâce aux bons soins des amateurs d’oldtimers (➜ BMW Isetta : les conseils d’un pro des oldtimers).
Klaus-Günter Jacobi a découvert son « pot de yogourt » – comme aimaient l’appeler les Français – dans la vitrine d’un garage de Charlottenburg en 1961, juste à côté de son bistrot fétiche « Badewanne » (la baignoire). Il achète la BMW Isetta rouge et blanche pour 1 500 marks.
Klaus-Günter Jacobi se souvient avoir rendu visite à sa sœur à Paris au volant de son Isetta, avoir traversé la ville avec ses conquêtes féminines dans sa mini-voiture ou s’être parfois assis sur l’accoudoir et avoir passé la tête hors du toit coulissant sous le regard étonné des autres automobilistes et des passants. Mais l’expérience la plus marquante restera la fuite hors de RDA.
La fuite en BMW Isetta était un plan aussi génial que fou.
Avec ses 2,30 mètres de long et son 1,40 mètre de large, l’Isetta est un moyen de fuite aussi génial que fou.
D’un côté, ses dimensions compactes faisaient de la petite Isetta le véhicule parfait pour une tentative d’évasion : les grosses voitures étaient soumises à des contrôles rigoureux lorsqu’elles arrivaient à un poste frontière. Il arrivait même qu’elles soient mesurées pour déceler d’éventuelles cachettes ajoutées a posteriori. En revanche, personne n’imaginait qu’un fuyard puisse se glisser dans ce « moteur avec siège éjectable », comme les moqueurs aimaient surnommer l’Isetta.
La difficulté résidait dans cette équation : comment cacher un individu de 1,75 mètre dans un espace aussi réduit et réussir le franchissement du mur de Berlin malgré les sévères contrôles aux frontières ? En sachant que les soldats vont contrôler l’habitacle du véhicule et glisser des miroirs sous celui-ci de tous les côtés afin d’en contrôler le châssis ? Pour Klaus-Günter Jacobi, la seule cachette envisageable est, dans ces circonstances, un minuscule espace creux derrière la banquette arrière – directement contre le moteur.
Lorsqu’il a fallu modifier l’Isetta en vue de la tentative d’évasion, Klaus-Günter Jacobi a pu profiter de son savoir. De 1956 à 1959, il a en effet suivi une formation de mécanicien sur camions à Berlin-Reinickendorf. Il choisira par la suite de devenir professeur d’auto-école mais gardera un petit job dans le même atelier pour se faire de l’argent de poche pendant sa deuxième formation. Le lieu était idéal pour transformer son Isetta en toute discrétion. En prime, tous les outils nécessaires à son projet s’y trouvaient déjà : marteau, burin, scie et peinture.
Projet de fuite réalisé à l’atelier
Pendant plusieurs semaines, Klaus-Günter Jacobi est presque tous les soirs à l’atelier. La conscription de Manfred approche à grands pas, le temps presse. Le chef laisse le garage ouvert plus longtemps pour permettre la réalisation du projet et des collègues de travail passent encore une fois à l’atelier après le travail, suivent l’avancée des travaux, boivent une bière. Aucun problème, tant qu’ils gardent le secret !
« Je n’ai aucune idée du temps que j’ai passé à transformer l’Isetta ! Je n’avais qu’un but : sortir mon ami d’Allemagne de l’Est ».
- Retirer la tablette derrière la banquette pour la ressouder par la suite dix centimètres plus haut. Crée une marge de manœuvre pour les travaux ultérieurs et de la place pour le passager clandestin.
- Retirer le banc, sortir la roue de secours de la niche située derrière et découper une entrée dans la plaque de tôle à l’arrière, de 50 centimètres sur 50 centimètres.
- Démonter la gaine du pot d’échappement, retirer le filtre, c’est-à-dire tout ce qui prend inutilement de la place.
- Les modifications techniques et la position du passager exigent de courber le pot d’échappement.
- Monter la plaque de tôle du plancher de la voiture à la suspension des amortisseurs, afin de protéger le passager du pot d’échappement bouillant.
- Pour terminer, polir le tout minutieusement et raccourcir encore les pare-boue à l’arrière pour qu’ils ne frottent pas sur le sol sous le poids du passager et éviter ainsi d’attirer l’attention des gardes-frontière.
- La dernière adaptation a lieu le jour de l’évasion même : le réservoir d’essence de 13 litres, que Klaus-Günter Jacobi a déjà détaché de son logement, est remplacé par un petit jerrycan, à peine plus grand qu’une boîte d’huile, auquel est branchée l’arrivée d’essence. Deux litres de carburant doivent suffire pour...
Tentative d’évasion semée de nombreuses embûches
La principale motivation de Klaus-Günter Jacobi était de venir en aide à son ami. Mais l’envie de contourner l’interdit le titillait aussi. Se dresser face à l’injuste autorité toute puissante, comme il l’avait déjà fait avec Manfred Koster dans sa jeunesse avant sa fuite à l’Ouest, avait gardé tout son attrait. Lorsque la frontière était encore ouverte, les deux lascars n’hésitaient pas à la franchir chaque jour pour aller acheter des gants en cuir, du café, des bas, des bananes et des cigarettes en Allemagne de l’Ouest. De retour à Berlin-Est, ils revendaient leur butin « avec un bénéfice », comme le souligne Klaus-Günter Jacobi. À l’évocation de ces souvenirs, ses yeux bruns retrouvent l’éclat de cette jeunesse hors du commun. Espionner les gardes-frontière, enregistrer les heures de relève et tenter de déterminer les itinéraires des patrouilles faisaient partie de leur routine. « Nous étions presque des professionnels ».
Pour Klaus-Günter Jacobi, il était évident qu’il prendrait lui-même le volant de la BMW Isetta pour libérer son ami : question d’honneur ! Mais il restait un problème : la RDA ne reconnaissait pas Berlin-Ouest comme faisant partie de la RFA, il n’était donc pas autorisé à entrer en Allemagne de l’Est. Il fut donc contraint de trouver un autre conducteur. Il dénichera des volontaires parmi les étudiants ouest-allemands, qui participent alors à l’organisation de tentatives d’évasion par pure conviction.
Suspense intenable au poste frontière
C’est d’abord une étudiante en médecine de Stuttgart qui doit prendre le volant de la BMW Isetta. Lors d’un d’essai, elle craque au moment de passer la frontière. L’attente interminable au poste frontière et le regard critique des douaniers la terrorisent. De retour à l’ouest, elle jette l’éponge. « Je ne lui en veux pas », indiqué Klaus-Günter Jacobi, « mais sa défection a été un choc, il ne nous restait plus que quelques jours avant que Manfred doive rejoindre les rangs de l’armée. »
Le 23 mai, une semaine avant l’enrôlement forcé de Manfred, le téléphone sonne de bon matin. Deux autres étudiants se portent volontaires pour mener à bien la mission. Ils ne diront pas leurs noms à Klaus-Günter Jacobi : on ne peut pas trahir ce qu’on ignore. Le même jour, ils se rendent à Berlin-Est, l’un dans l’Isetta préparée, l’autre dans une coccinelle VW, en guise de renfort discret.
Les deux étudiants retrouvent Manfred Koster à Pankow et le conduisent jusqu’à un chemin de campagne de Heinersdorf, où il doit se glisser dans sa cachette. Comme l’a expliqué Klaus-Günter Jacobi aux étudiants l’après-midi, ils doivent maintenant retirer le réservoir de 13 litres et le remplacer contre le tout petit. À la lumière pâle des lampes de poche, il leur faut néanmoins nettement plus de temps que prévu pour effectuer la manipulation.
La tentative d’évasion manque de peu d’être découverte. Un agriculteur vient en effet contrôler son champ : « C’est juste une panne, tout va bien ! » lancent les trois hommes. Manfred se glisse maintenant dans sa cachette, ce qui lui prend un temps fou. De grosses gouttes de pluie se mettent à marteler la carrosserie, son cœur bat la chamade.
Une attente sans fin au poste frontière
Au même moment, Klaus-Günter Jacobi attend à l’extrémité ouest du pont Bornholmer, fumant cigarette sur cigarette. Il ne peut s’empêcher d’épier l’autre côté de la frontière. Regarde sans cesse sa montre. Il est déjà onze heures vingt, cela fait plus d’une heure que Manfred devrait être là. Une fois encore, le temps presse : le poste frontière ferme à minuit.
Peu avant les douze coups de minuit, la barrière du poste frontière se lève : l’Isetta franchit le mur de Berlin, suivie de la Coccinelle.
Une fois que les deux véhicules ont contourné les barrières en béton et qu’elles ont passé devant lui, Klaus-Günter Jacobi se met à marcher à droite de l’Isetta.
« Manfred ! Manfred ! », appelle-t-il.
Une voix sourde lui répond depuis le ventre de la BMW Isetta : « Klaus ! ».
« On va te sortir d’ici tout de suite. »
Le convoi s’arrête dans un parc de la Grünthaler Straße. Il faut cinq minutes pour que le fuyard est-allemand parvienne à s’extirper de sa cachette : ses jambes ont enflé, son dos est douloureux, mais : il est libre ! Enfin !
Comme il reste une goutte d’essence dans le réservoir, Klaus-Günter et Manfred font encore un tour d’honneur devant, sur la banquette. Puis ils font la fête jusqu’à midi.
- Steglitzer Damm 30, 11 h : devant chez lui, Klaus-Günter Jacobi confie l’Isetta aux deux étudiants qui l’aident à libérer son ami.
Bornholmer Brücke, 15 h 55 : les étudiants passent la frontière est-allemande.
Ancienne église « des quatre évangélistes », 18 h 05 : les étudiants retrouvent Manfred Koster.
Étang à carpes de Heinersdorf, 21 h : en rase campagne, Manfred se glisse dans la cachette aménagée pour lui dans l’Isetta.
Prenzlauer Promenade, Wisbyer Straße, 22 h 30 : en route pour le poste frontière.
Bornholmer Brücke, 23 h 55 : après une heure d’attente au poste frontière, la BMW Isetta passe la frontière.
Parc de la Grüntaler Straße, 0 h 10 : Manfred sort de sa cachette, il est enfin libre !
Ce qu’il est resté de la fuite
Klaus-Günter Jacobi a fini par démonter l’Isetta utilisée par pour libérer Manfred et par la conduire à la casse. Modifiée comme elle l’était, elle n’aurait de toute manière pas passé l’expertise TÜV. Klaus-Günter Jacobi a juste gardé la clé du capot du moteur. Il la soupèse délicatement lorsqu’il revient sur son rôle dans l’histoire : « Parfois, certaines personnes influencent le cours de l’histoire pendant un court instant. » Aujourd’hui, il n’est plus en contact avec Manfred Koster, la vie a fini par les mener sur des chemins différents, ils se sont même disputés. Ils se sont perdus de vue. Mais il n’oubliera jamais leur fuite aventureuse.
Les deux étudiants ont continué, raconte Klaus-Günter Jacobi, avec une autre Isetta modifiée sur le même principe. Une année et demie plus tard, l’un de leurs conducteurs est pincé. Lors d’une énième tentative d’évasion, la voiture tangue : une femme est extraite de la cachette. Les étudiants s’adressent alors à la presse. Une dépêche diffusée dans la nuit du 27 octobre 1964 titre « Neuf citoyens de Berlin-Est libérés avec une Isetta ». L’idée de Klaus-Günter Jacobi fait la une des journaux.
La lutte pour la liberté se poursuit
Trente ans après la chute du mur de Berlin, Klaus-Günter Jacobi reste attaché à l’histoire allemande. Il travaille aujourd’hui comme guide au musée du mur de Berlin. Parmi les quelque 850 000 visiteurs qui s’y rendent chaque année, personne ou presque sait qu’il est l’auteur de la voiture transformée et exposée au dernier étage. Le véhicule est placé devant la fenêtre et fait face à Checkpoint Charlie. Klaus-Günter Jacobi est d’avis que les gens n’ont pas besoin de savoir. Pour lui, la plus grande récompense est qu’ils soient informés de l’injustice qui régnait alors, et sachent que quelqu’un s’est défendu.
« J’ai sacrifié mon Isetta pour cela. Mais cela en valait la peine. »
L'histoire vraie de Klaus-Günter Jacobi et des autres personnes, qui ont fui la RDA avec la BMW Isetta, a inspiré BMW dans la réalisation du film « The Small Escape ». Regardez la vidéo ici.
Photos : Robert Rieger; Illustrations : Jan Steins; Auteur : Laslo Seyda