Il y a des choses que l’on prend comme elles viennent, sans se poser trop de questions. Un exemple ? Comment se fait-il que sur Wikipédia, on trouve une photo de n’importe quel modèle de voiture ayant jamais existé ? Et pourquoi des centaines de milliers de clichés de véhicules sont le fait d’une poignée de photographes dans le monde ? Suivez-nous à la rencontre des héros du quotidien, qui travaillent sans relâche pour qu’aujourd’hui, chacun sache encore à quoi ressemblait la BMW M3 GT (E36) de 1994.
Warwick est une ville située à quelques encablures de la métropole londonienne. Un château, Guillaume le Conquérant : des hordes de touristes se rendent ici pour s’imprégner de l’histoire des lieux. Adam C. est aussi fasciné par les témoins du passé, mais ce qui fait battre son cœur ne se cache pas derrière les pierres poreuses des forteresses ou dans les collections d’armes historiques, mais sur le parking de Warwick Castle.
« Je photographie chaque voiture, peu importe le modèle ou l’année de construction. De préférence celles des années 70, 80 et 90, que l’on ne voit plus que rarement », explique ce passionné de 21 ans. Après les avoir photographiées, il télécharge les images sur Wikipédia Commons sous son nom d’utilisateur « Vauxford ». Jusqu’à 120 par mois. Les utilisateurs de la plateforme participative peuvent faire leur choix dans une collection de fichiers en libre accès et s’en servir pour illustrer leurs contributions. Personne, ou presque, ne connaît le photographe, alors que ses clichés sont cliqués des millions de fois. Adam ne reçoit pas un cent en échange.
La mission : immortaliser aussi les plus exotiques
« Si j’étais un super-héros dans une bande dessinée ? J’aimerais avoir le pouvoir de me rendre invisible. Je pourrais alors me glisser dans les halles secrètes de BMW pour y photographier les prototypes et les voitures-concept. Un rêve ! », répond Adam en souriant à notre question. Pourquoi rendons-nous visite à ce long jeune homme aux cheveux longs, d’apparence discrète, dans sa ville d’origine ? Car il est lui aussi, d’une certaine manière, un héros. Sauf qu’il ne porte pas de cape mais un pantalon informe. Et même s’il ne combat pas les méchants, Adam fournit un service inestimable à la société, du moins à la communauté des internautes.
Je n’ai pas encore eu à enjamber de barrière pour faire une photo, mais je le ferais s’il le fallait.
Chaque jour ou presque, notre héros du world wide web quadrille sa ville armé de sa caméra, parfois pendant des heures. Le tourisme florissant apporte quotidiennement son lot de nouveaux motifs. Et alors que les touristes préféreraient ne pas voir de voitures sur leurs photos de vacances au cœur de la cité médiévale, Adam n’a d’yeux que pour elles. Pour lui, l’attraction ce sont les voitures, justement. « Je n’ai pas encore eu à enjamber de barrière pour faire une photo, mais je le ferais s’il le fallait », nous décrit-t-il son engagement. Et ses exigences à l’égard de la photo parfaite sont élevées.
La plupart des véhicules ne passent pas la rampe de son sévère examen. « Je peux retoucher une petite fiente d’oiseau. Mais malheureusement, je ne peux pas faire de miracles quand les voitures ont été salies en raison des conditions météorologiques ou rectifier des jantes en aluminium plus foncées d’un côté en raison du freinage », explique Adam pendant que ses yeux scannent les environs sans relâche, toujours à la recherche du prochain sujet. « On ne voit pratiquement plus de voitures de plus de 20 ans sur la route », poursuit-il. « Et quand on en voit, elles sont souvent rouillées et cabossées. Un vrai problème pour certains modèles. Prenons la Ford Ka. Lancée en 1996, il reste désormais moins de 100 unités de la première série. Elles sont mortes comme des mouches. Tous les exemplaires que j’ai photographiés à ce jour étaient en mauvais état : il leur manquait des enjoliveurs et étaient rouillés de partout. »
À l’évocation des voitures, Adam se transforme visiblement. Un deuxième Adam, différent du premier, commence à percer sous ses airs d’intellectuel taciturne. Sa timidité empreinte de retenue laisse la place à la détermination, son débit de parole s’accélère et il se met à bouillonner d’enthousiasme. Sa mère dit qu’il a toujours été ainsi.
La passion des voitures dès l’enfance
Dire qu’Adam est une encyclopédie vivante de l’automobile n’est pas exagéré. En parlant avec lui, on a vite l’impression qu’il apprend par cœur les années de construction et les détails des véhicules dans les livres et magazines consacrés à l’automobile qui s’empilent à des hauteurs vertigineuses dans sa chambre. Il a tout enregistré dans son cerveau. Les passionnés sont-ils les super-héros des temps modernes ? À six ans déjà, Adam nommait à haute voix chaque voiture qu’il voyait, de manière presque obsessionnelle. « Ma mère ne s’en est jamais offusquée. Au contraire, elle trouvait ça génial car j’étais heureux ainsi. »
Dans toute bonne histoire de super-héros, il y a forcément un mentor et un modèle : après l’école, Adam passait des heures devant l’ordinateur, s’abreuvant du savoir mis à disposition par Wikipédia. C’est ainsi qu’il a découvert son modèle : « En Angleterre, un utilisateur surnommé Charles01 photographie des voitures depuis 40 ans et télécharge ses photos depuis le lancement de Wikipédia en 2001. Quand je l’ai appris, je me suis dit que c’était exactement ce que je voulais faire. » Une année plus tard, à Noël, Adam reçoit un appareil photo de son grand-père et se lance sur les pas de son idole.
Je n’ai jamais voulu être comme les autres. Le sport ne m’intéresse pas, je ne regarde pas de films ni de séries, seulement des vidéos sur YouTube. Je suis ainsi, pourquoi devrais-je le nier ?
Ses amis n’ont qu’un sourire fatigué pour sa passion pour les « voitures banales ». « Ils ne comprennent pas pourquoi une Lamborghini me laisse froid, alors qu’une vieille BMW Z1 m’affole. Je n’ai jamais voulu être comme les autres. Le sport ne m’intéresse pas, je ne regarde pas de films ni de séries, seulement des vidéos de voitures sur YouTube. Je suis ainsi, pourquoi devrais-je le nier ? » Ses camarades d’école se sont-ils moqués de son hobby hors du commun ? « Personne ne s’est jamais moqué de moi », répond-il avec une assurance désarmante.
La ligue : une communauté soudée autour de Wikipédia
Adam étudie désormais la photographie et espère pouvoir un jour faire de sa passion sa profession. D’ici là, il continue de mettre gratuitement ses photos à disposition sur Wikipédia Commons. Et apporte ainsi une contribution précieuse à la communauté internet. Il a déjà offert plusieurs milliers de clichés. Bon nombre d’entre eux ont été publiés dans des livres, des magazines et des articles en ligne dans le monde entier – et sur Wikipédia. « C’est davantage qu’un hobby. J’aimerais mettre mes photos gratuitement à la disposition du monde entier et permettre aux gens d’en profiter. Ils ont le droit de disposer librement d’informations. Combien de mes photos ont été publiées ? Aucune idée, j’ai cessé de compter », explique le jeune photographe motivé. Placer soi-même une de ses photos dans une contribution d’un autre auteur est considéré comme un affront parmi les utilisateurs de Wikipédia. « Ce n’est pas interdit, mais ce n’est pas bien vu », déclare Adam pour expliquer cette règle non écrite de l’encyclopédie en ligne.
Personne ne prend de photos de la voiture de ta mère, moi oui.
À part lui, il n’y a pas beaucoup d’autres photographes immortalisant exclusivement des voitures, la communauté est donc restreinte. Ses membres se connaissent, mais ne sont pas amis, plutôt concurrents. « C’est n’est pas un réseau social. On échange des informations et on discute pour savoir quel article devrait éventuellement être retravaillé ». De nombreux utilisateurs se spécialisent sur une marque de voiture en particulier et ne photographient que des voitures de luxe. « De nos jours, n’importe qui prend n’importe quelle voiture hors de prix en photo et la publie sur Instagram. Ma motivation est différente. Personne ne photographie les voitures ordinaires. Elles ne sont pas reconnues à leur juste valeur. Personne ne prend de photos de la voiture de ta mère, moi oui. »
La consécration : Vauxhall Albany
C’est un hasard qui a valu à Adam la plus grosse « prise » de sa vie à ce jour. C’est en accompagnant sa mère pour faire quelques courses en ville que le jeune homme de 21 ans s’est soudain retrouvé face à une Fiat 131 bleu ciel du début des années 1980, avec volant à droite. « Je n’en croyais pas mes yeux, j’étais surexcité. Par chance, j’avais emporté mon appareil photo », se souvient-il. « C’était fou, l’autocollant du concessionnaire Fiat à Warwick était même encore collé sur la voiture. La voiture n’avait donc jamais quitté ma ville natale et pourtant, je ne l’avais encore jamais vue ! Et voilà qu’elle était là, à quelques mètres de la porte de ma maison ». Malgré son euphorie à l’évocation de telles rencontres, Adam parvient à rester calme. Souvent, il n’a que cette chance et doit la saisir puisque c’est avec de telles photos qu’il construit sa réputation au sein de la communauté Wikipédia.
Mon but ultime est la Vauxhall Albany. Pour cette voiture, j’irais n’importe où dans le monde.
S’il rêve de voitures la nuit, c’est d’un modèle en particulier : « Mon but ultime est le Vauxhall Albany », nous révèle-t-il avant de se lancer dans une diatribe de plusieurs minutes truffée de détails sur ce minibus de 1990/1991, dont seulement 300 exemplaires ont été vendus et dont on raconte que deux seulement ont survécu. « J’aimerais bien savoir où ils sont. Pour ce modèle, j’irais n’importe où dans le monde. Il est si rare qu’on ne trouve pratiquement pas de littérature à son sujet. Il n’en existe que deux vieilles photos. Immortaliser un Vauxhall Albany pour Wikipédia est le rêve de ma vie. »
Dernière question : Adam ne rêve-t-il pas de conduire un jour l’une de ces voitures rares ? Sa réponse est surprenante : « Moi ? Non, je n’ai même pas le permis. Pure ironie, je sais ! » ajoute-t-il en riant. Adam est différent, il nous avait prévenus. Et plus on plonge dans son univers, plus on est forcé de l’admirer. Serait-il possible que nous cherchions nos héros au mauvais endroit ? Peut-être que le nôtre se trouve juste ici, à Warwick, et qu’à partir d’aujourd’hui, il va quitter l’anonymat. Car il est enfin temps de le remercier.
Auteure : Nina Kleine-Vogelpoth ; Illustrations : Anuj Shrestha